Les fillettes

C’est grâce aux tapis laissés dans le placard enroulés qu’on n’a pu s’échapper cette fois-ci. Nous, on était enfermées depuis longtemps, dans le noir, et on n’avait vu personne. Juste entendu des pas, des clefs qui tournent et font grincer des serrures, des voix d’hommes parfois, des voix grasses ou gutturales et on ne savait pas pourquoi on était-là, pourquoi ils nous avaient enfermées, parquées d’abord comme du bétail après nous avoir coursées et bloquées dans des coins. On ne savait pas pourquoi tout ça nous arrivait. On savait seulement qu’on était là depuis des heures, qu’on avait faim, qu’on avait envie de faire pipi, qu’on avait soif. On savait seulement que la peur nous tenaillait. Alors, lorsque qu’on a fini par trouver comment ouvrir le grand placard et que dedans, on a découvert tous ces tapis enroulés entassés les uns contre les autres, on a pensé toutes en chœur que ce pourrait être un moyen pour nous échapper.

On ne savait pas encore comment on ferait, mais on savait que ce serait possible, que notre imagination allait nous servir. Justine a sorti le premier tapis du placard en le faisant tomber d’un coup. On a cru un moment que le bruit sourd, le bruit mat, mais puissant du rouleau de tapis tombé par terre allait éveiller les soupçons de nos geôliers. Mais fort heureusement, ce ne fut pas le cas. Quand le tapis est tombé, on est restées immobiles, comme figées, les yeux exorbités en se demandant à quelle sauce on allait être mangées. Mais comme il ne se passait rien, on s’est ruées sur le tapis pour lui ôter le scotch marron. Le tapis était rouge, il était lourd. Elle l’a fait rouler sur lui-même. On l’a aidée. Justine, toute à son idée, une fois qu’il a été ouvert, s’est couchée dessus et s’est enroulée dedans, comme si elle n’était pas plus grosse qu’une feuille de papier à cigarette. Le tapis était tellement grand que son petit corps de petite fille disparaissait dans l’enroulement du tapis. L’idée était trouvée, nous toutes, on s’est mises à faire tomber les tapis du grand placard. Il y en avait plus que le nombre que nous étions et ce coup-ci, quand on les faisait tomber, on faisait très attention à amortir le choc et on posait délicatement les tapis, un à un, au sol. Vite dépouillés de leur scotch marron, ils se retrouvaient ouverts dans la pièce et entassés les uns sur les autres comme un mikado pour géants.

On a réussi à ouvrir la fenêtre, qui était cadenassées, en cassant les carreaux avec un tapis plus petit. Le bruit du verre brisé n’a toujours pas éveillé l’oreille de nos geôliers. On les entendait toujours rire gras et gros en jouant aux cartes et en s’exclamant avec sonorité en marquant un point ou ce genre de chose. On a passé un premier tapis par la fenêtre, à la force de nos bras, pour voir comment il tombait, pour voir quelle genre de risque on prendrait à se jeter par la fenêtre avec nos tapis et nous dedans. Le tapis a rebondi en tombant quelques mètres plus bas. On était quand même pas rassurées. On pourrait bien se rompre le cou en sautant ainsi par la fenêtre. La première, Isabelle, a décidé de sauter. Elle s’est enroulé dans un beau tapis bleu à motifs géométriques. On l’a ensuite hissée comme on a pu, en émettant des haut-hisse, devant la fenêtre. Et on l’a fait basculer. Dans son tapis, Isabelle fermait les yeux le cœur à l’emballe, serrait les dents et s’accrochait en espérant que le sol ne serait pas trop dur ou encore qu’elle ne tomberait pas sur la tête. Les autres filles regardait par l’embrasure de la fenêtre. On voyait leur tronc juché d’une tête qui regardait en bas le tapis bleu en train de dévaler, restant bien enroulé. La réception fut moins brutale qu’il n’y parut. Isabelle se délivra du tapis en roulant comme elle aurait roulé sur l’herbe au sommet d’une colline. D’un pouce victorieux, elle fit signe à ses camarades que tout allait bien. Une à une, les fillettes s’enroulèrent dans leur tapis et se firent hisser à la fenêtre puis jeter par-dessus bord. Quand il ne resta qu’une fillette, l’opération fut un peu plus délicate, car il fallait qu’elle se hisse seule sur la fenêtre, si bien qu’elle décida de s’enrouler dans le tapis en se jetant dans le vide. L’opération impressionna fortement ses consœurs, mais elle eut de la chance et, comme les autres, elle arriva à bon port en bas de leur geôle, ni vue ni connue.

On déguerpit en courant et pendant quelques jours, notre vie fut calme et paisible, au milieu des champs, à l’ombre de grands arbres feuillus, à siroter des cocktails sans alcool et à rire pour un rien. Puis un beau matin pas si beau que ça finalement, l’armée arriva et voulut encore nous emmener de force. Prévoyante, on avait installer une bricole à l’entrée du terrain. Et, Isabelle, toujours, qui s’était éloignée du reste du groupe pour des activités contemplatives solitaires, vit le vent tourner et surtout l’armée arriver. Cachée dans la bricole construite peu de temps avant, elle catapulta sur les hommes en uniforme, des jets de pierres très dures qui vinrent, au mieux les écorcher, au pire leur fendre le crâne. Ce fut la débandade et toute la troupe armée fut décimée.

On n’était pourtant pas tranquilles. Chaque jour nous apportait son lot de persécutions. Et on ne savait toujours pas pourquoi on nous en voulait comme ça et surtout qui nous en voulait de la sorte. Qu’est-ce qu’on avait bien pu faire ? On menait des vies tranquilles, innocentes et malgré nos meurtres à répétition, on demeurait innocentes, après tout, ce n’était pas de notre faute, on ne faisait que ce défendre.

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