Texte du 3 novembre 2022

Nous étions deux hommes perdus dans une contrées inconnues. On ne savait pas comment on était arrivés dans ce paradis, plein de végétation luxuriante où derrière chaque rideau de branches d’arbres, la lumière resplendissait et où des rivières pleine de remous égayaient l’atmosphère d’une musique chantante. On marchait comme ça sur des tapis de mousse spongieuse qui accueillaient nos pieds nus sans les blesser. La rosée du matin perlait sur les feuilles et tombait sur nos fronts comme une huile baptismale qui réveillait en nous des sensations de nourrissons. Des animaux lointains criaillaient à la cime des arbres, qu’on ne voyait pas, sauf quelques oiseaux de haut vol qui planaient au-dessus de nous et semblaient nous surveiller et nous guider vers elles. On ne savait pas qui on allait trouver. Serait-ce des amazones, des chasseresses, des méchantes ou des anges ?

Tout à coup, une clairière nous accueillis, avec encore plus de lumière, comme si le soleil avait décidé de se placer juste au-dessus de nous. On resta bouche bée, silencieux à la contemplation du spectacle des corps dorés ou laiteux, à peine voilés, qui dansaient au bord de la rivière. Elles étaient toutes accompagnées d’enfants qui riaient et dansaient avec elles. Elles chantaient également, une mélopée à la mélodie enchanteresse, de leurs voix douces ou gutturales pour certaines. Leurs cheveux libres virevoltaient et s’entremêlaient comme des cordes ou des lianes. C’était toutes les femmes qu’on avait connues un jour, vivantes ou mortes qui étaient regroupées dans cette clairière. Chacun pouvait reconnaître celles qu’il connaissaient ou avait connu. On pouvait les voir comme caché derrière une glace sans tain. Elles ne semblaient pas nous voir. Elles agissaient entre elles. On ne pouvait pas les toucher non plus. Il fallait franchir la glace sans tain qui était infranchissable. Certains d’entre nous avaient les larmes aux yeux.

Au sol, elles avaient posé de délicats mets frugaux et des eaux pétillantes, répartis dans des assiettes et des verres colorés, le tout posé sur des nappes brodées de leurs initiales fleuries comme des reines ou des prêtresses de la forêt. Des couverts, des serviettes et leur rond, tout était au sol prêt à les accueillir, la table était faite de mousse au sol comme leurs fauteuils ou leurs tabourets.

On n’en croyait pas nos yeux. C’était comme rêver éveillé, c’était comme un songe. On tentait de se dessiller les yeux, mais une espèce de voile les recouvrait sans arrêt et nous embarquait dans un monde hallucinatoire comme si nous avions bu ou pris des drogues puissantes, alors que nous étions sobres comme des nourrissons.

On les regardait comme hypnotisé du spectacle qu’elle nous offrait. On s’attendait à ce qu’elle fasse telle ou telle chose et en réalité, elles nous surprenaient toujours et de nos mains derrière la glace sans tain, on esquissait le geste de les rattraper tandis qu’on était sûr qu’elles allaient tomber, mais en réalité, non, elles ne tombaient pas, elles oscillaient parfois, elles trébuchaient même, mais elles ne tombaient, elles n’étaient pas du genre à tomber.

Je les regardais. Je reconnus ma mère qui était morte depuis bien longtemps, je la vis comme si elle avait encore 40 ans, avec ses cheveux roux, son maquillage, ses escarpins à talons, ses grands yeux gris-bleus hérités de son père. Je vis ma sœur, avec elle aussi ses yeux hérités de sa mère, qui était également morte depuis peu et que je vis souriante alors qu’elle avait passé sa vie à manquer de sourire. Je vis ma fille, que j’avais pourtant laissé au centre de loisir et qui maintenant était avec ma mère morte et ma sœur morte et qui dansait heureuse avec ses voiles blancs et ivoire, son tulle en diadème, sa couronne de fleurs et ses mitaines de dentelle. Je reconnus mes grands-mères qui étaient plates comme une photo qui voletaient dans les airs, photos dansantes d’une autre époque. Des tas de visages de femmes arrivaient vers nous, connus et inconnus et venaient se coller à la glace sans tain qui les avalait sans qu’elle ne nous les restitue. Ce n’était que visage, onde de visage arrivant à grand vitesse et nous traversant sans rien nous dire.

On ne comprenait pas tout ce qui nous arrivait, tout ce qu’on voyait. C’était au-delà de notre entendement, au-delà de notre rationalité. Ça nous faisait un peu peur. Ça nous laissait sans voix, les yeux écarquillés comme des petits garçons.

Il manquait des femmes à l’appel, on ne savait pas pourquoi non plus.

Quand je vis ma femme, le désir me saisit. C’était un désir qui allait au-delà du désir sexuel, même si le désir sexuel était là aussi. Mais c’était le désir de saisir quelque chose qu’on ne comprenait pas, qui échappait à notre entendement et à tout ce qu’on avait vu jusqu’ici. C’était un désir d’embrasser toute cette scène et de l’emporter pour toujours avec nous. C’était comme si plus jamais on ne pourrait voir ce qu’on voyait, entendre ce qu’on entendait. C’était l’heure des mystères révélés.

Et puis, tout à coup, la scène devant nos yeux disparue comme renversée et un rideau obstrua la glace sans tain. On avait manifestement assisté à quelque chose d’interdit, d’innommable et d’intouchable, quelque chose que ma mémoire tentait à toute vitesse de conserver, d’engranger, pour que je puisse raconter, écrire, me rappeler.

J’allais partir avec mes camarades. Quand à mes pieds, je butais sur un bouquet de fleurs comme un bouquet de mariée. Je le ramassais. Il embaumait comme le linceul d’un mort, mais ce n’était pas une odeur désagréable, ni une odeur froide, encore moins une odeur de mort, c’était le parfum de fleurs qui, au-delà de l’apparence des fleurs, m’était donné à moi tout seul, à cet instant.

On rebroussa chemin. J’étais le seul avec mon bouquet. Je me demandais ce que cela signifiait. Personne ne se moquait de moi. On baguenauda encore un peu dans les sentiers de la forêt, au milieu des charmes et des hêtres. Et puis la ville apparue et tout s’effaça dans ma mémoire. La seule preuve que je n’avais pas rêvé, que j’avais bien vu quelque chose d’irréel, demeurait dans ce bouquet périssable qui je tenais dans ma main comme une jeune mariée.

Laisser un commentaire